LE GOUROU DEMASQUE: L. RON HUBBARD

Chapitre 19: Retraversée de l'Atlantique

" INFORMATIONS DISPONIBLES SUR ACTIVITES SCIENTOLOGIE A L'ETRANGER INDIQUENT... FONDATEUR L. RON HUBBARD EXPULSE DE PLUSIEURS PAYS POUR ACTIVITÉS ET COMPORTEMENT SUSPECTS STOP PROPRIÉTAIRE DE NAVIRES DONT APPARITIONS DANS DIVERSES PARTIES DU MONDE ENTRAÎNENT QUESTIONS DES GOUVERNEMENTS CONCERNANT ÉQUIPAGE ET MISSION DESDITS NAVIRES STOP NE SAVONS PRESQUE RIEN

(Câble de la CIA, 16 octobre 1975)

Hubbard ne se joignit pas à l'exode de ses ouailles par le ferry mais prit le vol direct pour Lisbonne, où des membres de la Sea Org le conduisirent à l'hôtel Sheraton.

Pendant qu'à Paris, Lisbonne et New York ses avocats se consultaient afin d'évaluer ses risques d'extradition à la demande de la justice française, le Commodore rongeait son frein. En temps normal, il lui aurait suffi de gagner les eaux internationales à bord de son navire-amiral pour se mettre à l'abri des poursuites judiciaires, mais l'Apollo étant en cale sèche ne lui offrait plus d'asile.

Ken Urquhart, Jim Dincalci et Paul Preston, un ancien" béret vert " récemment nommé garde du corps, se tenaient auprès lui dans sa suite du Sheraton. " Il était extrêmement nerveux et inquiet sur la suite des événements, se souvient Dincalci. Je le voyais prêt à s' effondrer. Au bout de deux ou trois heures, il a reçu un coupde téléphone de la capitainerie du port et nous a dit en raccrochant : "C'est vraiment sérieux. Il faut que je parte tout de suite ". Pendant qu'Urquhart allait acheter des billets pour le premier vol à destination des États-Unis et chercher del'argent liquide, il fut convenu que Preston voyagerait avec Hubbard et que Dincalci les "couvrirait " , afin de pouvoir alerter le navire-amiral en cas de problème.Urquhart revint peu après muni de trois billets Lisbonne-Chicago et suggéra de descendre à l'escale de New York au cas où un " comité d'accueil attendrait à Chicago. Il apportait aussi une mallette bourrée de devises variées d'une valeur de 100 000 dollars en escudos, marks, francs, livres, dollars, dirhans en s'excusant de n'avoir pu faire mieux. Dans l'avion, Dincalci prit place quelques rangs derrière Hubbard et Preston. A l'aéroport J.F. Kennedy de New Y ork, il resta également derrière eux dans la file d'attente à la douane et réprima un cri d'horreur quand un douanier ouvrit la mallette d'Hubbard et le pria aussitôt de le suivre. "Il est reparu un quart d'heure plus tard, livide, après avoir dû leur donner des tas d'explications. Ala sortie, dans le taxi, je lui ai demandé où nous allions mais il était secoué au point de ne plus pouvoir parler. En arrivant à Manhattan, il a montré un hôtel au hasard en disant : " Descendons ici". Après que les trois hommes se furent enregistrés sous de faux noms, Dincalci demanda s'il devait regagner le bateau à Lisbonne. Hébété, Hubbard ne comprit même pas de quoi il parlait. Le lendemain, il le chargea de chercher un appartement à louer et il ne fut plus question de son retour éventuel à bord de l'Apollo. Dincalci trouva sans peine un appartement à Queens,dans un immeuble de bon standing d'un quartier tranquille desservi par le métro.

Pendant les premières semaines, Hubbard s'y claquemura sans rien faire d'autre que regarder la télévision, absorbant n'importe quoi, des soap operas aux concerts de rock. L'Amérique qu'il retrouvait après dix ans d'absence était méconnaissable, surtout vue à travers un écran de télévision. Il découvrait un pays obsédé par les sordides déballages du Watergate, hanté par son incompréhensible défaite au Viêtnam et secoué par des crises, dont la moindre était une crise de confiance. Le Commodore de la Sea Org ne savait rien, ou presque, de la crise des Noirs et des ghettos urbains, de celle de la drogue ou de l'énergie, sans parler d'événements gravés dans la conscience collective sous des noms de lieux tels que Kent State ou Chappaquidick. Tandis qu'Hubbard restait enfermé sous la garde de Preston, Dincalci se rendait tous les jours au siège desNations Unies faire des recherches sur les législations internationales sur l' extradition. Quelques jours avant Noël 1972, il rassura Hubbard : les États-Unis n'extradaient pas leurs citoyens. Soulagé, Hubbard fit aussitôt des projets de voyage et parlait de célébrer l'événement quand un message codé du "Bureau du Gardien ", enCalifornie l'avisa que tout danger n'était pas écarté et qu'il ferait mieux de ne pas se montrer quelque temps encore. Ce fut un triste Noël. Les trois hommes organisèrent leur vie clandestine. Dincalci sortait le matin faire les courses, sans oublier les romans et magazines populaires qu'Hubbard dévorait à un rythme accéléré. Après le dîner, Hubbard parlait jusque tard dans la nuit. " Il passait du coq à l'âne, se souvient Dincalci. Un moment, il disait qu'un ange était venu lui confier cette partie de l'univers, celui d'après il me parlait de la caméra qu'il voulait que je lui achète le lendemain. Au XVIe siècle, il était écrivain en Italie et c'était lui l'auteur du Prince : " Ce salaud de Machiavel me l'a volé ", disait-il. Il parlait aussi de son enfance... et il en voulait à ses parents : " Ils prétendent que je ne suis pas diplômé de l'université George Washington, mais ce n'est pas vrai, je le suis! ". "

En février 1973, toujours obsedé de sécurité, Hubbard exigea un logement plus anonyme. Dincalci trouva à louer, dans un quartier assez mal famé de Queens, l'étage d'une maison appartenant à des émigrés cubains qui habitalent le rez-de chaussée. Peu après y avoir emménagé,Hubbard voulut sortir prendre l'air. Dincalci vit avec appréhension la manière dont il s'accoutrait afin de passer inaperçu dans la rue : " Il ne s'était pas fait couper lescheveux depuis des mois, il était habillé comme un clochard et son chapeau à larges bords lui donnait l' allure d'un clown. S'il s'était présenté dans cette tenue à la porte d'une Org, il se serait fait éjecter. Après avoir passé des mois dans la chaleur des radiateurs, il fut transi par le froid glacial de Février et, pour comble d'opprobre, une bande de gamins se moqua de lui, mésaventure qui le dissuada de renouveler l'expérience. Son refroidissement déclencha une série de maux divers que Dincalci, affligé d'un patient irritable, mécontent de tout et hostile à la médecine, s'efforça de soigner de son mieux. Finalement, un allergologue lui prescrivit des piqûres qui parurent le soulager. A mesure qu'il recouvrait la santé, Hubbard reprit intérêt aux affaires dela Scientologie et se remit avec un regain d'enthousiasmeà écrire bulletins et communiqués. A soixante-deux ans, ilcommençait aussi à penser à son image pour la postérité. Profitant des dispositions de la récente loi, dite de" Liberté de l'information", pour fouiner dans les dossiers des agences gouvernementales, l'Église de scientologie avait acquis la preuve qu'elles détenaient sur elle-même et son fondateur d'abondants renseignements, peu flatteurs pour la plupart. Jamais encombré de scrupules, Hubbard conçut un plan aussi simple qu' audacieux destiné à améliorer son image et celle de son Église aux yeux des futurs scientologues : il suffisait, décidat-il, d'infiltrerles agences en question et de subtiliser les dossiers concernés afin soit d'éliminer les informations défavorables, soit de les modifier dans le sens voulu. Pour un homme ayant fondé une Église et une flotte privée, la mission n' avait rien d'impossible. Il lança donc l'opération sous le nom de code Blanc comme Neige, appellation qui allait occuper une place importante dans les échanges de messages entre le" Bureau du Gardien à Los Angeles et la cachette duCommodore à Queens. En septembre 1973, le "Bureau du Gardien " l'avisa que les risques d'extradition étant désormais presque nuls, il pouvait regagner son navire amiral et, par la même occasion, rejoindre sa famille. Le lendemain même, Hubbard et Preston prirent l'avion pour Lisbonne en laissant à Dincalci le soin de ramasser leurs affaires et de boucler l'appartement.

Personne à bord ne savait ce qu'avait fait Hubbard aucours des dix mois précédents ni n' avait été prévenu de son retour Son arrivée surprise fut, bien entendu, prétexte à de grandes réjouissances. " Il avait meilleure mine que jamais, se souvient Hana Eltringham. Il avait perdu du poids et rayonnait de joie d'être revenu parmi nous. S'il éprouvait le même bonheur d'être près de sa femme et de ses enfants, nul n'en observa les signes. En revanche, il réunit tout le monde sur le pont pour expliquer qu'il avait fait la tournée des Orgs aux États-Unis et fit rire son auditoire en racontant qu'on ne l'avait pas reconnu dans certaines d'entre elles. Preston savait que c'était un mensonge mais s'abstint prudemment de le dire : passant une seule fois en voiture devant l'Org deNew York, Hubbard s'était borné à remarquer que l'enseigne aurait dû être plus visible. L'Apollo avait subi un radoub complet, y compris une isolation totale du " laboratoire " du Commodore. Une équipe armée de brosses à dents avait épousseté les conduits de ventilation afin qu'il ne souffre plus de son allergie bien connue à la poussière. Satisfait, Hubbard ordonna aussitôt d'appareiller. L'Apollo longea les côtesde la péninsule ibérique vers le nord, fit escale à Porto et à La Corogne et redescendit vers le sud en s'arrêtant à Setubal et à Cadix avant de mettre le cap sur Ténérife au début de Décembre. Hubbard voulant y passer quelque temps afin de prendre des photos, ses véhicules furent descendus à quai. Il possédait un break Ford, un cabriolet Pontiac et une Land Rover mais se servait plus volontiers de sa puissante Harley-Davidson. Un après-midi, dans un virage d'une route de montagne, Hubbard dérapa sur des gravillons et tomba en écrasant dans sa chute les appareils photographiques qu'il portait en bandoulière. Malgré ses douleurs, il parvint à remonter sur sa machine, regagna le port et gravit tant bien que mal la passerelle de l' Apollo, le pantalon en lambeaux et ses appareils en miettes toujours pendus au cou.

Immédiatement convoqué, Dincalci, qui avait repris ses fonctions de médecin du bord, se savait incompétent poursoigner des fractures ou, plus grave, des contusions internes. Il recommanda donc de transporter le Commodore à l'hôpital pour y subir des examens radiologiques détaillés. Hubbard finit par consentir à recevoir un médecin qui prescrivit un puissant analgésique à raison de deux comprimés à la fois. Toujours convaincu qu'un Thétan Opérant n' avait pas besoin d'un remède aussi banal, Dincalci lui en donna un seul. Fou de rage, Hubbard l'accabla d'injures et de reproches en l'accusant de vouloir le tuer : " Après avoir vécu plus d'un an près de lui, je me sentais comme son fils, raconte Dincalci. Imaginez ce qu'on éprouve quand votre père vous accuse de vouloir le tuer... J'étais atterré. Dépouillé séance tenante de sa dignité d'officier de santé, Dincalci alla gratter la peinture des ballasts tandis que les soins du Commodore étaient dorénavant confiés à Kima Douglas, une Sud-Africaine ayant été deux ans infirmère à...la maternité d'un hôpital de Bulawayo. Ilavait un bras et plusieurs côtes cassés, se souvient-elle, et le corps couvert d'hématomes. Nous lui avons mis des attelles au bras et bandé le thorax. Comme il ne pouvait pas s'étendre, il dormait assis dans un fauteuil... et passait son temps à hurler, à tempêter... Il était absolument odieux avec tout le monde. Sa femme en pleurait... Ilrefusait énergiquement de voir un médecin. Il les traitait tous d'incapables... En réalité, il avait une peur panique des médecins et c'était nous qui en subissions les conséquences. Kima ne pouvait s' empêcher de comparer ses premières impressions d'Hubbard, qui l' avait accueillie à bord en déployant son charme et ses sourires, avec le vieil homme geignard et acariâtre qui refusait de manger, jetait ses assiettes contre les murs et se plaignait de tout.

Encore ne subissait-elle les brimades du Commodore que tous les deux jours, quand elle venait changer ses pansements. Les soins journaliers incombaient aux Messagères, pour qui ce devint bientôt un calvaire : " Jusqu'à son accident de moto, se souvient Jill Goodman, il était charmant et sympathique. Après, il est devenu un emmerdeur de la pire espèce... On ne savait jamais à quoi s'attendre quand on entrait chez lui." Il n' a pas bougé de ce maudit fauteuil de velours rouge pendant trois mois, renchérit Doreen Smith. Il dormait par tranches de trois quarts d'heure, le reste du temps il braillait sans arrêt. Nous ne savions jamais comment le satisfaire, nous en perdions le sommeil. J'étais la seule, disaitil, à savoir disposer ses coussins, une autre son tabouret, une troisième ceci, une quatrième cela, de sorte que chaque fois qu'il ouvrait les yeux nous devions courir le dorloter pendant qu'il nous couvrait d'injures ordurières. Les plus aguerries en pleuraient... Ce fauteuil rouge était devenu pour nous le symbole de ce qu'il y a de pire dans la nature humaine. Nous aurions voulu le réduire en miettes et le jeter par-dessus bord.

Tandis qu'Hubbard écumait et jurait dans son fauteuil rouge en imputant les mobiles les plus sinistres aux erreurs les plus vénielles, il édicta une nouvelle règle qui allait rendre les conditions de vie à bord de l' Apollo dignes de l'univers concentrationnaire de George Orwell.

Persuadé que chacun sabotait ses instructions, il institua une section disciplinaire baptisée " Rehabilitation Project Force ", ou RPF. Chaque personne soupçonnée de ne pas exécuter ses ordres avec assez de diligence ou de bonne volonté était condamnée à un stage plus ou moins long au RPF, qui prit bientôt d'imposantes proportions. Ses pensionnaires, vêtus de salopettes noires, n'avaient pas le droit de se mêler aux autres et couchaient dans une cale sans air et sans lumière sur des matelas crasseux destinés à être jetés. Ils dormaient sept heures par nuit, ne bénéficiaient d'aucune pause pendant la journée et mangeaient les restes de l'équipage."

La situation s'est nettement dégradée à partir demoment-là, se souvient Gerry Armstrong, alors promu second de l'Apollo. Hubbard devenait de plus en plus paranoïaque et violent Il se croyait entouré de gens malveillants qu'il condamnait au RPF pour un oui ou pourun non..

Si une odeur lui déplaisait, l'ingénieur chargé de la ventilation était condamné.

Si le cuistot brûlait un toast, RPF.

Si une Messagère se plaignait de n'importe qui, RPF...

Depuis son accident de moto, il n'était plus lemême. On l'entendait hurler et délirer à longueur de journée Il accusait les cuisiniers de l'empoisonner. A l'époque, personne n'osait encore se dire que l'empereur était nu.

Il exerçait un tel contrôle sur nos pensées les plus intimes que ne pouvions pas même envisager de tout plaquer sans croire que c'était nous qui étions anormaux.

Au soulagement général, le Commodore parut remis de son accident pour son soixante-troisième anniversaire en Mars 1974 et l'Apollo reprit ses errances, dans un triangle délimité par le Portugal, Madère et les Canaries. Mais il s'était produit entre-temps un bouleversement dans la hiérarchie : après le Commodore et sa femme, les personnes les plus influentes étaient désormais des fillettes en débardeurs et mini-shorts, nouvel uniforme des fidèles Messagères. Pendant qu'Hubbard exhalait bruyamment sa douleur, les Messagères avaient en effet assumé à son service nombre de nouvelles tâches. Elles lui lavaient la tête et le coiffaient, elles l'aidaient à s'habiller et à se déshabiller, elles lui tartinaient le visage d'onguents qui, croyait-il, préservaient sa jeunesse. Une fois guéri, les Messagères continuèrent à le dorloter et à se rendre indispensables. Toutes blondes, jolies et bâties comme des majorettes,elles avaient conçu, avec la bénédiction du Commodore, ce nouvel uniforme destiné à mettre leurs attraits en valeur. Mais si les membres masculins de l'équipage rivalisaient d' ardeur pour tenter de déflorer ces troublantes Lolitas, Hubbard ne leur manifestait aucun intérêt sexuel " Il n'a jamais rien essayé avec nous, se souvientTonya Burden, embarquée sur l'Apollo à quatorze ans.

Ilne couchait même plus avec Mary Sue et, pour nous, il était devenu impuissant. A mon avis, il s'excitait en nous regardant, sans plus" Je lui ai demandé une fois pourquoi il s'entourait d'adolescentes, raconte Doreen Smith. Il m'a répondu que l'idée lui venait des nazis. Hitler était peut-être fou, disaitil, mais il était un génie à sa manière et la Jeunesse hitlérienne une de ses plus brillantes initiatives. Pour lui,les jeunes étaient des ardoises vierges sur lesquelles on pouvait écrire ce qu' on voulait... Il préférait les filles parce qu'il considérait en général les femmes plus loyaleset plus fidèles que les hommes.

Plus les Messagères flattaient ses caprices, plus Hubbard les considérait comme les seules personnes de son entourage dignes de sa confiance. Le soir, après le rituel de son coucher, il leur racontait interminablement ses aventures qu'elles écoutaient fascinées, assises à ses pieds. De tels privilèges ne pouvaient toutefois leur faire aucun bien : " Nous étions devenues de malfaisantes petites garces, intouchables et toutes-puissantes, admet Jill Goodman. Il n'était pas rare de voir une gamine de quatorze ans se ruer sur un officier en criant : " Tu vas faire un tour de RPF, sale connard. Ça t'apprendra à foutre le bordel! " Il était impensable de répliquer, c'eût été aussi grave que de tenir tête à Hubbard. " [Elles] étaient ivres de leur pouvoir au point de devenir vicieuses et malhonnêtes, affirme la soeur d' Amos Jessup. Elles formaient une caste dangereuse.

En Mai 1974, Hubbard fit une démarche si étrangequ'on peut y voir la preuve qu'il perdait déjà la faculté de distinguer la réalité de la fiction : il réclama à la US Navy les décorations qu'il prétendait avoir gagnées pendant laguerre ! Le plus sérieusement du monde, son bureau de liaison de New York joignit à l'appui de sa requête les extraits de sa " biographie ", relatant ses faits d'armes. Le 18 juin, le ministère envoya les quatre médailles commémoratives attribuées à l'ex-lieutenant Hubbard, comme à plusieurs dizaines de milliers d'autres, en précisant que "les dossiers en notre possession ne permettent pas d' établir à quel titre M. Hubbard aurait eu droit aux décorations dont vous donnez la liste ".

Jamais en peine pour résoudre à son avantage des problèmes aussi mineurs, Hubbard distribua promptement une photographie en couleurs de ses vingt et une décorations en ajoutant qu'il en avait en réalité gagné vingt-huit et que la collection n'était incomplète que parce que les sept manquantes lui avaient été décernées en secret...Cet été-là, le Commodore délaissa sa propre gloire pour se consacrer à celle de son navire amiral : l'idée lui était venue d'améliorer les relations publiques de l'Apollo en offrant des concerts et des spectacles de danse gratuits aux habitants des ports où il faisait escale. Se considérant expert en matière de rock and roll et de danse contemporaine pour avoir passé des heures devant la télévision dans sa retraite de Queens, il mit son idée à exécution en créant son propre orchestre, " l' Apollo Stars ", constitué de volontaires sélectionnés parmi les membres de l'équipage, qu'il dirigeait avec l'assurance d'un vétéran du show business. Ken Urquhart, sans contredit le seul à bord pourvu de solides connaissances musicales, refusa énergiquement de se laisser entraîner dans l'aventure : " Je n'aimais que Mozart, je ne supportais pas l'horrible cacophonie qu'ils faisaient tous les jours sur le pont. " Mike Goldstein, l'ex-anthropologue reconverti dans la comptabilité, avait tenu la batterie dans un groupe de rock quand il était étudiant et se porta volontaire afin d'échapper au RPF : " Je m'en suis mordu les doigts, avoua-t-il. L'orchestre était si mauvais que je n'avais jamais eu aussi honte de ma vie. "Quentin Hubbard, alors âgé de vingt ans, commença à répéter avec la troupe de danse et y prit goût au point de commettre l'erreur de dire à son père qu'il aimerait devenir danseur"

J'ai d'autres projets pour toi! répliquaHubbard d'un ton sans réplique et Quentin fut interdit de danse. Peu après, alors que le bateau relâchait à Madère,Quentin tenta de se suicider en avalant un tube de somnifères.

Son amie Doreen Smith le découvrit à temps dans sa cabine et alerta le Commodore qui le fit vomir, l'envoya à l'infirmerie et lui infligea une longue condamnation au RPF aussitôt qu'il serait en état de se tenir debout. Hubbard était dans une telle fureur que Mary Sue, connue pour sa sollicitude envers ses enfants et responsable du bien-être de l'équipage elle s'était signalée en obtenant pour les couples mariés, en "stage au RPF, la permission de passer ensemble une nuit par semaine -, fut incapable d'intervenir.

Les efforts déployés par les Apollo Stars et leurs danseurs pour se concilier les bonnes grâces des populations ibériques ne furent pas couronnés de succès. La conjoncture, à vrai dire; n' était guère favorable : au Portugal, le récent coup d'Etat militaire et la "révolution des oeillets , qui battait son plein, rendaient les Portugais méfiants envers des navires étrangers arrivant dans leurs ports sans raisons apparentes. L'Apollo avait également réussi à indisposer les autorités maritimes espagnoles en pénétrant par erreur dans une base navale militaire. Quant à la "couverture " du navire, elle ne trompait plus personne. Les autorités portuaires, auxquelles on voulait faire croire que l' Apollo appartenait à une opulente société internationale, ne voyaient qu'un rafiot à la coque zébrée de rouille, aux rambardes festonnées de lessive et monté par un équipage de jeunes, visiblement ignares en matière de navigation, accoutrés d'uniformes dépareillés ou vêtus de haillons. Rien d'étonnant, par conséquent, à ce que ses allées et venues éveillent des soupçons croissants et suscite des rumeurs selon lesquelles l'Apollo appartenait en fait à... la CIA.

Ces rumeurs prirent corps au point que Jim Dincalci, débarqué à Funchal avec mission d'ouvrir un bureau à terre, ne tarda pas à s'alarmer : "Tout le monde à Madère disait que le bateau était un navire espion de la CIA. Je m'étais fait des amis dans l'île, j' avais même des contacts avec les cellules communistes locales.. par lesquelles j'ai appris qu'ils comptaient attaquer l'Apollo la prochaine fois qu'il viendrait.

J' ai immédiatement averti LRH par télex en lui recommandant d'éviter Madère jusqu'à ce que les choses se calment. Jugez de ma stupeur en voyant un beau jour le navire entrer dans le port ! Le lundi 7 Octobre, l'Apollo s'amarra en effet à son emplacement habituel et annonça qu'un "festival rock , des Apollo Stars " aurait lieu le week-end suivant. Le mercredi 9, alors que Mary Sue et une partie de l'équipage étaient à terre, des groupes de jeunes se formèrent sur le quai en criant des propos hostiles rythmés par "CIA. CIA. "! au nez des scientologues alignés à la rambarde.

La foule grossissait, pierres et bouteilles vides pleuvaient sur le pont quand Hubbard apparut muni d'un portevoix et se mit à crier : "Communistes Communistes " ; 'équipage relançait les projectiles sur les manifestants, Hubbard les photographiait ostensiblement au flash. La confusion la plus totale régna bientôt à bord, où les uns s' armaient de gourdins pour aller en découdre pendant que d' autres mettaient les pompes en marche et braquaient des tuyaux à incendie sur la foule. Erreur funeste : à peine les jets d'eau eurent ils fusé que la fureur se déchaîna. Sur le quai, deux voitures et des motos appartenant aux membres de l'équipage furent jetées à la mer; quelques instants plus tard, des manifestants détachèrent les amarres de l' Apollo qui commença à dériver. C'est alors que la police fit enfin son apparition et parvint non sans mal à disperser la foule.

Des policiers armés montèrent à bord assurer la protection de l' équipage, un pilote guida l'Apollo vers un ancrage à l'écart, une vedette rapatria Mary Sue et les autres restés à terre. La police ayant demandé au Commodore les rouleaux de films pris pendant l'émeute, Hubbard se fit un devoir de remettre deux bobines vierges, sorties d' appareils dont il ne s'était pas servi. La nuit venue, le pont était à peu près débarrassé des pierres, éclats de verre et autres débris.

Ulcéré de voir la population de Madère dédaigner le concert généreusement offert par les Apollo Stars, Hubbard leva l' ancre le lendemain après avoir avisé les autorités portuaires de Funchal qu'il se dirigeait vers les îles du Cap Vert, à quelque 1 500 milles au sud. L'Apollo piqua en effet droit au sud; puis, une fois que Madère eut disparu à l'horizon, il vira de bord et mit le cap à l'ouest ce qui incita l' équipage, maintenu par principe dans l'ignorance, à supposer que le Commodore se décidait à regagner l' Amérique. Par un temps splendide et une mer d'huile, l'Apollo effectua sans incident la traversée de l'Atlantique. Arrivé le 16 octobre à Saint-George, aux Bermudes, pour se ravitailler en carburant, Hubbard annonça que leur destination finale était Charleston. L'équipage l' acclama; Américains pour la plupart, certains n'avaient pas revu leur patrie depuis des années. Ils avaient eu tort de se réjouir trop vite : à 8 milles de Charleston, un message codé du "Bureau du Gardien " , avisa le Commodore que le FBI l'y attendait de pied ferme Sa première réaction fut d'aborder et de se payer d' audace . affolée à l'idée que son mari puisse être arrêté, , Mary Sue s'y opposa et une violente altercation s'ensuivit : "Tout le monde les a entendus crier pendant deux heures, se souvient Hana Eltringham. Mary Sue disait qu'ils lui colleraient au moins quinze chefs d'inculpation, que c'en serait fini de lui et qu'elle s'y refusait catégoriquement. Pour une fois, Mary Sue l' emporta : après avoir informé Charleston qu'il poursuivait sa route au nord pour prendre livraison de pièces de rechange à Halifax en NouvelleÉcosse, Hubbard vira de bord et redescendit plein sud vers les Caraïbes. Deux jours plus tard, l'Apollo accosta à Freeport, aux Bahamas, tandis que le FBI montait la garde à Halifax. Ilne fallut pas longtemps aux Incorruptibles pour devinerce qui s'était passé et retrouver le navire, qu'ils dépistèrent inlassablement d'île en île au cours des douze mois suivants. Si personne à Washington ne comprenait ce qu'Hubbard avait derrière la tête, cela n'avait rien d'étonnant car le Commodore n'en savait lui-même pas davantage.

En fait, il semble qu'il se soit accordé des vacances. Il s' était fait confectionner des uniformes en soie blanche et avait doté ses fidèles Messagères de tenues blanches fort seyantes, complétées par des lunettes réfléchissantes leur donnant une sinistre allure de mutantes ou de robots tueurs~ Aux escales, les Apollo Stars descendaient à terre se produire devant des publics d' oisifs indifférents, qui se demandaient d'où sortaient ces amateurs accumulant fausses notes et contretemps. Le Commodore s' adonna de nouveau à la photographie et chercha à se faire bien voirdes personnalités locales en leur tirant le portrait. A Curaçao, par exemple, il photographia successivement le Premier ministre et son adversaire politique; il se rendit également dans un couvent où il fixa les religieuses sur la pellicule Il leur envoya ensuite leurs portraits agrandis avec, en guise de remerciement, un chèque de 1 000 dollars " pour leurs oeuvres .Il pouvait se permettre de telles largesses, comme Kima Douglas allait bientôt le constater : " Pendant que nous étions aux Bahamas, nous avons appris je ne sais comment que la Suisse allait changer son régime fiscal d'une manière susceptible d' affecter l'argent que nous avions là~bas. Le vieux en a perdu la tête.

En l'entendant hurler, je suis accourue et je l'ai trouvé qui arpentait sa cabine encriant à tue-tête : " Vous ne savez pas ce qu'ils nous font ? Nous allons tout perdre, tout perdre. " Après qu' elle l' eut calmé, Kima suggéra qu'il suffirait de déplacer l' argent Trois heures plus tard, elle était avec deux autres scientologues dans un avion à destination de Zurich, munie d'une procuration d'Hubbard les autorisant à transférer les fonds au Liechtenstein.

A la banque de Zurich, on les emmena dans la salle des coffres où Kima, qui croyait ne plus pouvoir s'étonner de rien sur la Scientologie, fut littéralement frappée de stupeur : " Nous avons vu une pile d'un mètre cinquante de haut sur plus d'un mètre de large, des dollars, des marks,des francs suisses, rien que des gros billets. C'était ahurissant! Je ne pouvais même pas deviner les sommes quecela représentait, je savais simplement que nous étions incapables de tout transporter en une fois. Il leur fallut en effet quinze jours pour effectuer le transfert et releverles numéros de série de chaque liasse. De retour aux Bahamas, sa mission accomplie, Kima dut décrire au Commodore la taille exacte de chaque pile de billets : " Il était enchanté. Il croyait avoir battu les Suisses à leurpropre jeu. Au printemps 1975, l'Apollo était à Saint-Vincent lorsqu'un visiteur inattendu arriva de Bremerton, dansl'État de Washington : à quatre-vingt-huit ans, Harry Ross Hubbard avait décidé de faire la paix avec ce fils perdu de vue depuis de longues années. Quand son taxi apparut surle quai, Hubbard descendit à sa rencontre. C'était la première fois qu'on voyait le Commodore quitter son navire pour accueillir quiconque. L'équipage avait reçu l' ordre de dissimuler toute trace de Scientologie à bord, mais le plus ancien capitaine de corvette de la US Navy était trop vieux et trop dépaysé pour prêter attention à ce qu'il voyait. Il fit quelques promenades dans les coursives, passa des heures à bavarder avec son fils, se déclara satisfait de la bière fraîche mise à sa disposition et des deux ou trois expéditions de pêche au gros organisées en son honneur. De retour à Bremerton,il dit à la famille avoir fait " un excellent voyage et mourut paisiblement quelques semaines plus tard.

Depuis son arrivée dans la mer des Caraïbes, l' Apollo traînait un sillage de soupçons. Des Bahamas aux Antilles françaises et néerlandaises, des Iles sous le Vent à la Barbade, les rumeurs d' activités clandestines ou de trafics illicites le poursuivaient avec la ténacité d'un nuage de mouettes affamées derrière un chalutier. A Trinidad, un hebdomadaire exhuma ses liens présumés avec la CIA et insinua que certains membres de l'équipage auraient trempé dans l' assassinat de Sharon Tate à Los Angeles.Cette universelle suspicion ne pouvait qu'accréditer à bord la thèse du complot international contre la Scientologie : le capitaine de l'Apollo alla jusqu'à accuser le secrétaire d'État Henry Kissinger, "un des gros bonnets de SMERSH (sic), de faire pression sur les pays en menaçant de leur supprimer l'aide des ÉtatsUnis s'ils recevaient le navire en escale "...

Pour un scientologue, de telles âneries paraissaient tout à fait logiques. Des cours avaient toujours lieu à bord pour quelques scientologues avancés. C'est ainsi qu'embarqua en juin 1975 Paula Kemp, la fidèle amie des Hubbard aux jours fastes de Saint Hill Manor. Elle fut atterrée de retrouverle Commodore vieilli et physiquement diminué : " Quand j'ai couru vers lui, la main tendue, en disant ", Bonjour,Ron ! ", il m'a regardée comme s'il ne savait pas qui j'étais. Croyant d'abord qu'il devenait dur d'oreille, j'ai recommencé plus fort mais il ne m' a toujours pas reconnue. J'ai compris ensuite qu'il ne m'avait sans doute même pas vue à cause de sa myopie. Par vanité, il n'avait jamais voulu porter de lunettes. Peu de temps après, pendant une escale à Curaçao, leCommodore eut une attaque cérébrale bénigne.

Transporté d'urgence à l'hôpital, il y resta trois semaines avec, bien entendu, une garde permanente de Messagères à la porte de sa chambre et passa sa convalescence dans un bungalow du Hilton local. C'est de là qu'il expédia en mission secrète aux ÉtatsUnis un homme de confiance, Mark Shecter, porteurd'une valise pleine d'argent qu'il devait remettre à un autre scientologue, Frankie Freedman, qui avait trouvé un motel entier à louer en Floride, à Daytona Beach .

Seule, une poignée d'initiés savait que la Sea Org avait fini de sillonner les mers.


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